Ce qu'il se passe
par Erana
Pourquoi Elayos, roi du Roban, est le vrai responsable du silence oneirien
Tout a commencé l'automne dernier quand, subitement, toute débordante de courage et d'enthousiasme, j'ai mis de côté mes projets, mes cartes, mes brouillons et ma procrastination pour me lancer dans l'aventure d'une série de mises à jour. Chaque semaine, deux à trois articles et un dessin au moins, me dis-je, et le défi n'avait pas l'air trop difficile à relever. J'ai retroussé mes manches et je m'y suis mise. De pierres d'oeil en chevaliers des Dalles, avec parfois le concours bienvenu de Darwyn et de Jiseo, vaillants oneiriens, les mises à jour se sont succédées. Tout est loggué, je ne peux donc pas prétendre n'avoir jamais manqué à mes voeux mais, enfin, j'ai bien travaillé.
Or, voilà que s'est produit ce qui se produit toujours : à travailler sur Oneira, Oneira a commencé à me grignoter. En général, elle commence par un coin de cerveau. Un petit, pas très utile. Un que je peux bien lui abandonner. Le temps d'un battement de paupières, et Oneira, cent drapeaux colorés claquants au vent, avait mené sa cavalerie à l'assaut et manoeuvré ses archers. Impossible de me défendre contre un tel déploiement ! Je lui ai abandonné un à un mes territoires les plus précieux, et l'enfer a commencé. Le même que toujours. Je me lève en pensant à Oneira (sur quel genre de matelas dort-on, là -bas ?). Je m'habille en pensant à Oneira (quelles couleurs porte-t-on l'été en Per-Dellin ?) Je déjeune en pensant à Oneira (apprécie-t-on plutôt le salé ou le sucré, le matin à Loranyne ?). Je lis mon journal en pensant à Oneira (la situation politique de Yenva s'améliore-t-elle cette semaine ?). Sur le pas de la porte, je salue Onirian qui part mener bataille, en pensant à Oneira (combien de navire ont pris la mer, ce matin en Oel'Shek ?). Je rentre, je monte dans ma tour, je m'assieds à mon bureau, j'avise mes livres, mes cartes, mes carnets, mes plumes, mes pinceaux, mes encres... Des millions de questions dansent comme la poussière dans un rai de lumière. J'en recueille une, je la cajole, j'y réponds... On me paye par dix mille autres interrogations. Si j'ai le malheur de lever le nez, je vois par la fenêtre des nuages, et Melëran surgit : où en sont ces légendes que je lui ai promis ? Plus bas, des toits aux tuiles rouges, et cent architectes paraissent pour exiger que je précise enfin, enfin, la pente exacte des toits mëanniens, la taille des arches d'Eshkor, le dessin du pavage des rues d'Aromyne, le diamètre des colonnes du temple de Delvë, l'orientation des terrasses du palais d'Anena.
Deux ou trois articles par semaine, et un petit dessin, c'est si peu, quand il y a tant à faire... Oneira a pris possession de moi, mes doigts ne touchent rien qui ne me l'évoque, mes yeux ne voient rien qui ne m'y fassent penser. Onirian prend son mal en patience : il sait que je ne l'écoute plus quand il me raconte sa journée, car je pense à la santé du roi d'Ar'Boeren, aux dernières théories magiques en vogue, à mes cartes toujours en chantier, à mes milliers d'articles ébauchés. J'arrête mon choix : cette semaine, promis, j'écris un article sur l'Ariiün Bëlegen ! Mais... si j'écris sur lui, puis-je ne rien dire sur les sept autres ? Et... ne faut-il pas commencer par un autre article, pour expliquer la nature fondamentale des Ariiün ? Oui, oui, je vais le commencer... Ah ! La citation de cette légende pourrait être appropriée mais... et si j'en profitais pour l'écrire pour de bon, cette légende, et la mettre en ligne ? Et, ah ! J'ai oublié... Avant de parler des Ariiün, ne m'étais-je pas promis d'écrire sur les forêts en général ? Sur le déboisement ? Sur les antiques forêts magiques ? Sur le mystère qui les empêche de repousser ? Et aussi, l'Ariiün Queëmiu est d'une espèce particulière : voilà un article pour l'herbier ! Ah, oui, mais il faut l'illustrer et les arbres, les arbres... c'est si compliqué ! J'avais quelque part un ouvrage de botanique, qu'il me faut retrouver...
Ah ! Je sais. Deux ou trois articles, et un petit dessin au moins, ça ne suffit pas, pour Oneira... Je la sens qui tourne et qui grogne, mécontente de moi. Et si je me lançais dans un nouveau grand projet, cela te plairait-il, mon Oneira ? Mais lequel veux-tu ? Lequel ?
Il y a longtemps, Jiseo m'a commandé des explications sur la magie... J'ai commencé un dossier, j'ai écrit cent pages, mais Onirian et moi n'étions pas tombés d'accord. En dessous de mes dix premiers chapitres ébauchés s'alignent mille questions qui, je le sais bien, en ouvriront dix mille autres dès que j'aurai posé les yeux dessus. Ah, zut... Autre chose, alors.
Ah ! Je sais ! Je vais finir mes cartes. Darwyn m'annonce qu'il travaille sur les cultes du Temps, il faut cartographier l'Ar'Kalyven ! Mais je n'en suis qu'à l'Arkfeld et je remonte lentement vers le nord... Combien de temps, avant d'atteindre le royaume de Kaly ? Des mois... un an, peut-être. Un an sans mise à jour ? Inconcevable, que va-t-on penser ? Et puis vraiment, cartographier à l'aveuglette, est-ce raisonnable ?
Ah ! J'ai justement dans un dossier, juste là , sur l'étagère du bas, le brouillon de cartes historiques, dont la première remonte aux premiers jours des Hommes. Si je les dessine, si je les mets en ligne, tout le monde en profitera : on écrit mieux sur le présent quand on sait ce qu'il s'est passé avant ! Et, ces cartes finies, ma topographie contemporaine n'en sera que plus exacte. Voilà , voilà ! Je commence... Une carte du relief, une carte politique, et je n'oublie pas la répartition de la population, ni le tracé délicat des courants magiques, ni le relevé des erratismes arcaniques. Mes premières cartes achevées, j'en arrive à celles du temps de la Guerre des Gardiens.
Mais... mon brouillon est erroné. Si le vieil empire de Thard est ainsi positionné, c'est Andyr qui aurait dû gagner ! Ah... tout est à recommencer... Et d'ailleurs, que s'est-il exactement passé ? Je reprends cent carnets, mille notes, j'exhume des souvenirs d'anciennes discutions, j'interroge Onirian... Le projet des cartes est ajourné, il est bien plus important de parler enfin de la Guerre des Gardiens, d'en définir les événements, d'en déterminer les protagonistes. Dar a-t-il rencontré E'Dyrha avant ou après le début de la guerre ? Où donc Laend a-t-il appris la mort de Kaena ? Onirian, roi d'Istia, s'est-il allié à Kaly, a-t-il combattu l'Ar'Thard ? Et aussi, pourquoi Belkënn ne devint-il pas Gardien à la place de Dar ? Le temps s'enfuit, les questions restent sans réponse... Je me réveille, mais je ne me souviens pas de m'être couchée. J'ai encore oublié de manger. Et c'est l'heure... il est presque trop tard, si je ne me hâte pas, je n'aurai pas le temps de faire, pour la mise à jour de ce soir, deux ou trois articles et un dessin au moins.
L'envie taraude encore. D'ailleurs, ce n'est plus une envie. Oneira exige davantage. Oui, oui, je t'obéis. Tous mes projets sont étalés autour de moi, commencés, jamais finis. J'en prends un, je le poursuis, promis ! Le vieux dossier Roban... L'Histoire est écrite, la géographie commencée. Bien sûr, il faudra tout refaire. D'ailleurs, je m'y mets. Voilà , Oneira, calme-toi, tu vois, je travaille pour toi. Les mots s'alignent, le texte avance. J'égrène la liste des rois depuis Doran, je m'attarde sur le maudit Regeran, je dépeins la prison du pauvre Khear, et j'en arrive aux temps de paix. Elayos, roi du Roban, je me souviens de toi. J'avais douze ans quand je t'ai connu, petit prince d'Eranos qui se disait poète. Je me souviens, tu n'étais que mélancolie et langueur. J'ai vu ton jumeau, fort et sombre, te railler. Je t'ai vu tomber amoureux de ta nièce et tu n'as pas écouté mes conseils de prudence. Ah ! Je me souviens comment tu as disparu, comment tu m'as échappé, comment tu as ressurgi, comment tu t'es convaincu d'aimer Loyane au point de l'épouser. Roi du Roban, tu mérites un portrait, et puisque tu y tiens, viens, installe-toi, prends la pose aux côtés de ta femme, devant tous tes enfants. Mes pinceaux sont prêts, la toile tendue sur son cadre... Mais... Un instant... tes yeux, étaient-ils noirs ou bleus ? Ah ! Donne-moi une seconde... je l'avais noté, jadis, je vais le retrouver... et puis, tant que tu y es, laisse-moi un peu de temps, roi du Roban, il faut que je réfléchisse à comment te vêtir : tes couleurs sont-elles celles robannaises, ou portes-tu encore celles de l'Eranos qui te fit naître ? Ta tunique est-elle en laine ? En soie ? Ton col est-il de fourrure ou de dentelle ? Que produit-on, au Roban ? Et ta couronne ? D'où viennent ces joyaux ? Si un roi nain t'en a fait cadeau, je dois l'écrire... Donne-moi juste un instant, roi du Roban.
Je tourne la tête. Une, non, quatre semaines ont passé. De l'autre côté du rempart que dessinent des piles de livres autour de moi, Onirian travaille. Un mois passe encore. Je n'ai pas eu le temps, roi du Roban, d'écrire ces deux ou trois articles, ni de faire ce petit dessin, au moins.