Textes et légendes de l'Ar'Kalyven




La geste de Kaly


l y a très, très longtemps, bien plus longtemps que quiconque ne peut s'en souvenir aujourd'hui, les humains sont apparus sur Oneira. Ce nouveau peuple avait tout à découvrir et ignorait tout. Il ignorait ce qu'était le Temps. Les humains naissaient, vivaient, mouraient, sans avoir conscience de ce qui venait avant eux, de ce qui existait avec eux, de ce qui serait après eux. Sans le Temps, les humains ne pouvaient ni comprendre pourquoi leur monde était ainsi, ni profiter de leur brève existence, ni léguer de belles choses à leurs enfants. Sans le Temps, les humains étaient ballottés en Oneira, pauvres radeaux dérivant au coeur de la tempête.
Certains humains, au nord d'Oneira, s'assemblèrent et revendiquèrent un territoire. L'empire de Luvao était né. Mais, sans le Temps, les habitants de l'empire ne pouvaient comprendre comment améliorer leur sort et répétaient sans cesse les mêmes erreurs. Sans le Temps, l'empire était perdu dans une spirale, ne connaissant qu'une longue stagnation.
Un jour, une femme nommée Kaly se dressa. Kaly était l'une des personnes les plus importantes de l'empire de Luvao. Son ton impérieux, sa fierté, son port de tête souverain faisaient de chacune de ses paroles un ordre auquel il était impensable de chercher à se soustraire. Et Kaly, devant tous les grands de Luvao, donna le Temps aux hommes :
"Ce qui fut avant nous et ce qui passe durant nos vies, cela n'est plus. Mais de ce qui a été, nous pouvons apprendre afin de ne pas perdre le savoir et les traditions de nos ancêtres, et afin d'améliorer leur héritage. Ce qui a été est le Passé et il est du devoir des hommes de ne pas l'oublier.
"Lorsque nous vivons, lorsque nous respirons, lorsque nous agissons, le Temps avance. Sans la conscience de cette progression, nous ne pouvons percevoir ce qui nous entoure pleinement et nous ne pouvons accomplir ce qui est juste. Ce qui est désormais est le Présent et il est du devoir des hommes d'en être conscients.
"Après nous viendront nos enfants, puis nos petits-enfants. Chacun de nos mouvements présents aura une influence sur leur vie, car c'est nous qui préparons le terreau dans lequel nos héritiers s'épanouiront. Ce qui sera est le Futur et il est du devoir des hommes de le rendre facile."
Ainsi parla Kaly devant les grands de l'empire de Luvao. Pendant qu'elle parlait, le voile du Temps se soulevait peu à peu dans l'esprit des membres de son auditoire. Lorsqu'elle eut achevé son discours, les grands prirent conscience, enfin, du Temps. Et ils comprirent qu'ils ne savaient rien jusqu'alors, et ils perçurent l'ampleur de la tâche qui les attendait.
Alors l'empereur de Luvao descendit de son trône et s'avança vers Kaly. Il ôta sa couronne et s'agenouilla devant elle, lui rendant hommage, puis lui demanda de prendre sa place et de guider l'empire à travers le Temps. Kaly prit la couronne, la posa sur sa tête et fit descendre le Temps sur tous les hommes de l'empire.



La Grotte hors du Temps


l y a très longtemps, sans doute avant même le Concile de Kaltera et l'apparition des trois cultes du Temps, une famille d'un petit village des plaines d'Ar'Kalyven rendait visite à la mère de la mère, qui vivait dans des montagnes - mais nul ne sait s'il s'agissait des montagnes du massif de Veenurol, de la chaîne de Derkilan ou du Taanan. Cette famille de paysans pauvres ne possédait qu'un âne, que montaient à tour de rôle les deux enfants, un garçon âgé de cinq ans et une fille de quatre. Le père et la mère marchaient.
Le voyage se déroulait sans encombre, jusqu'à ce que la famille entame la dernière étape du trajet, celle qui devait les mener durant trois jours à travers des cols peu amènes, là où les habitations étaient extrêmement rares. Ils n'étaient pas parvenus au terme de la première journée que le temps se gâtait, le ciel se couvrant de nuages noirs. Le vent commença à souffler de plus en plus violemment au cours de l'après-midi. Le père trouva pour sa famille une bergerie en ruines où ils se réfugièrent cette nuit-là.
Au petit matin, le ciel restait chargé mais le vent s'était tu. Les parents prirent la décision de repartir, car ils n'avaient pas suffisamment de provisions pour se permettre d'attendre une amélioration du climat. Las, dès le milieu de la journée, le vent reprit ses lancinantes lamentations et la pluie se mit à tomber. Non pas une pluie torrentielle, mais assez drue pour tremper quiconque avait le malheur de se trouver dehors. Il n'y avait guère d'abris, aussi continuèrent-ils.
En fin d'après-midi, la pluie s'intensifia : l'on ne voyait plus qu'à quelques mètres devant soi et il devenait beaucoup trop dangereux d'avancer encore. La famille se trouvait au fond d'une vallée sans arbres. Le père partit chercher un endroit où passer la nuit hors de portée de la pluie. Il n'était pas parti depuis une demi-heure que le ciel se mit à gronder et les éclairs à illuminer brièvement les alentours. L'âne tremblait de froid et de peur et le petit garçon alla s'occuper de lui afin de le rassurer.
Soudain, un éclair tomba à côté de la pauvre bête qui s'enfuit. L'enfant lui courut après et s'éloigna.
Lorsque l'orage se calma, l'âne retrouva la mère et la fille. Le père revint peu après : il avait déniché un renfoncement au flanc d'une montagne, au sec. Le garçon, lui, ne reparaissait pas. La mère et la fille emportèrent l'âne et se rendirent à l'endroit indiqué par le père qui partit à la recherche de son fils. Au petit matin, il retrouva son épouse et sa fille : il n'avait vu nulle trace de leur autre enfant. Ils cherchèrent encore toute une journée, sans résultat, alors que la pluie continuait à tomber. Le lendemain, le ciel s'était dégagé et ils repartirent vers le village de la grand-mère, le coeur gros. Le père revint le surlendemain avec des hommes du village, et ils fouillèrent plusieurs jours durant les montagnes, ils sillonnèrent la vallée. Le garçon ne fut jamais retrouvé.
Des décennies après, ou peut-être un siècle, qui sait ? le village où vivait la grand-mère avait disparu, au cours d'un incendie. N'y vivait plus qu'un couple de personnes âgées qui n'avait jamais eu d'enfant et qui élevait des chèvres, qui cultivait tant bien que mal la terre maigre et qui hébergeait parfois des voyageurs en quête d'un toit pour la nuit. Une belle après-midi d'été, la vieille dame s'affairait à l'extérieur de sa maison lorsqu'elle aperçut au loin, sur le chemin qui menait au village en ruines, un petit garçon qui avançait, seul. Elle appela son époux qui alla chercher l'enfant. Après l'avoir recueilli, nourri et lavé, les deux vieillards questionnèrent l'enfant.
"Eh bien, mon garçon, d'où viens-tu ? demanda l'homme.
- Mes parents, ma soeur et moi rendions visite à ma grand-mère qui vit dans un village des environs. Mais un gros orage a éclaté et je me suis perdu.
- Un orage ? Quand cela ?
- Eh bien, celui qui a éclaté avant-hier soir. Le ciel était noir et il pleuvait à verse.
- Nous n'avons pas eu de pluie depuis plusieurs semaines, tu as dû te perdre très loin.
- Mais non, je me suis réfugié dans une grotte et n'en suis parti qu'hier alors que le jour était déjà levé depuis longtemps.
- Hum... Et où peut-on trouver tes parents, mon petit ? questionna la vieille femme.
L'enfant indiqua alors le village dans lequel vivait sa grand-mère, ce qui plongea le couple dans la confusion : ce village n'était autre que celui dans les ruines duquel ils vivaient. Ne comprenant pas bien la situation, ils proposèrent au garçon d'aller se reposer. Une fois qu'il fut couché, ils se concertèrent. Le mari pensait que l'enfant avait dû se perdre depuis plusieurs jours et que le soleil l'avait fait délirer, ce qui semblait plausible, mais sa femme se souvint alors d'une histoire qu'elle avait entendu lorsqu'elle était jeune, celle d'une famille qui avait perdu un enfant lors d'un orage, enfant qui n'avait jamais été retrouvé malgré les battues. Ses soupçons se confirmèrent le lendemain matin lorsqu'elle questionna le garçon sur son époque, sans montrer son étonnement en entendant les réponses. Elle convainquit après cela son mari d'amener le garçon à un prêtre de l'un des nouveaux cultes du pays, le culte du Passé, qui paraissait être le mieux à même de comprendre la situation.
L'homme et l'enfant partirent pour un voyage qui dura plusieurs semaines, ils traversèrent les montagnes presque vides d'hommes, marchèrent longtemps sur une route dans la plaine en s'arrêtant dans des auberges le soir, puis parvinrent dans un village où se trouvait un prêtre du Passé. Ce dernier questionna seul à seul l'enfant pendant près d'une heure, puis il envoya un neven au vieil homme pour lui donner une bourse pleine et le remercier : le clergé du Passé s'occuperait à partir de là du garçon. L'homme rentra chez lui et, durant les dernières années de leur vie, la vieille femme et son époux se demandèrent souvent s'ils avaient bien fait de confier le garçon à un prêtre, s'ils n'auraient pas pu le garder auprès d'eux.
Le prêtre du Passé emmena l'enfant à Messevine, la principale ville du culte du Passé, où d'autres prêtres l'interrogèrent. L'un d'eux, fort savant, émit l'hypothèse que l'enfant avait trouvé refuge lors de l'orage dans une poche temporelle, et que pendant la nuit dans la grotte, une centaine d'années avaient passé. La plupart des autres prêtres étaient sceptiques, car l'existence d'un tel lieu leur semblait absurde. Une expédition fut mise sur pied : de nombreux prêtres, des serviteurs et des animaux de bât furent mobilisés. L'enfant conduisit ce groupe dans la vallée où il avait perdu ses parents : les prêtres lui avaient dit qu'il s'agissait d'une tentative de les retrouver.
Parvenus dans la zone concernée, les prêtres cherchèrent plusieurs jours durant la grotte, sans résultat. Un matin, l'on s'aperçut que le garçon avait disparu. Lui non plus ne fut pas retrouvé.



Celui qui marchait avec le Temps


rois prêtres des cultes du Temps, l'un affilié au culte du Passé, le second au culte du Présent, le troisième au culte du Futur, s'étaient rencontrés pour débattre de la linéarité du Temps, contestée par le prêtre du Passé. Ils avaient pour ce faire loué une salle dans une auberge de Telania, ce qui explique pourquoi certains racontent parfois qu'il s'agissait en réalité de trois prêtres en quête d'une bonne soirée de beuverie. La discussion allait bon train, ainsi que les bouteilles, et les prêtres semblaient s'acheminer vers un accord : en tous cas, la linéarité du Temps avait du bon sur le vin.
Un étranger fit alors irruption dans la salle et héla les prêtres : il voulait savoir comment se rendre à Kalenir. Le prêtre du culte du Présent lui répondit, l'étranger le remercia et s'en fut. Lorsqu'il fut parti, les deux autres prêtres réprimandèrent le troisième. Le prêtre du Passé lui dit : "Mais enfin, as-tu conscience que ce pauvre homme ne pourra pas atteindre Kalenir en vie ?", tandis que le prêtre du Futur surenchérit : "Si jeune, il ne peut voyager seul."
Le prêtre du Présent, qui n'avait pas compris la première critique, fut saisi d'étonnement à la seconde, tandis que le prêtre du Passé s'écriait : "Jeune ? Enfin, de ma vie entière, je n'ai vu un homme aussi âgé tenir debout !" Il s'avéra que le prêtre du Passé avait vu un vieillard aux portes de la mort, le prêtre du Futur un très jeune garçon, le prêtre du Présent, un homme dans la fleur de l'âge. Ils interrogèrent l'aubergiste et sa femme. Le premier avait vu un adolescent, la seconde un homme grisonnant.
Les trois prêtres en conclurent que le vin n'était pas cause et qu'ils avaient vu un homme à travers lequel se voyait, à tout instant, chaque moment de sa vie. Ils décidèrent alors de recommencer à boire.