Textes, mythes et légendes de l'Ark'Kaena
Non.
Cela ne suffit pas. Rien ne suffit, ne te suffit, tu restes là , tu cherches encore, tu demeures, tu t'enquiers, tu observes, tu questionnes, demeurant naïve par commodité, candide par vocation. Parce qu'il te plait de t'émerveiller de tout. Tu sais que tu es dans le passé et dans l'avenir. Son passé, son avenir. Proches, parfois. Proche, parfois... puis tu te fais lointaine, puis il s'éloigne, et dans l'ombre tu restes à pleurer. Pas très fort, pour qu'il ne t'entende pas, assez triste pour qu'il revienne. Et tu écris... des lettres à ceux qui ne te liront jamais.
La rivière sur le bord du chemin.
Inscription gravée sur une pierre levée près de la rivière Abika.
Les emmerdes. ça s'en va et ça revient un peu comme les gens bien, mais ça empoisonne plus que l'absence.
Je rêvais de grands arbres et de montagnes, d'une Brume légère et de torrents vigoureux. Les gens de bien apportent parfois les emmerdes. Ils vivent pourtant parmi ces arbres, ces paysages sublimes, cette Brume : mon âme. Ils sont là , ils progressent, ils se rappellent à moi comme le soleil trop fort de l'après-midi dans mon dos quand je... Non, rien n'est facile, Oneira, tout chemin est une croix, tout amour un fardeau, toute attache un fléau. Lie-toi, et on t'attachera. Les gens de bien, qui te coulent font ça pour ton bien, t'étouffent pour te faire vivre, te brisent pour ta liberté. Ils sont si pleins de bonne volonté...
Mais méfie-toi, Oneira, de ne pas entrer dans leur jeu, car alors c'est ta Brume que tu perdras. Cette Brume qui le matin très tôt couvre toutes les montagnes que j'aime en un voile si protecteur. L'âme entourant le corps. Parfois c'est ainsi. Si tu te laisses prendre, c'est le soleil qui brûle trop, le torrent qui sort du lit, les montagnes qui s'arrachent, les arbres foudroyés. Si tu trouves des excuses à ces gens là , si tu vois leurs arguments, tu perds tes propres mains, tu leur offres ton esprit, tu les laisses entrer en toi, tu leur fournis le travail, tu les aides. Pourquoi ? Parce que toi aussi, tu es quelqu'un de bien, là pour les aider ? Ca n'est pas qu'en laissant faire qu'on porte secours à ceux qu'on aime, ça n'est pas qu'en imposant qu'on les aide. Oneira, dis-toi bien cela : n'agis jamais sans cerner l'être que tu aimes, n'agis jamais sans connaître ses doutes et ses soucis, n'agis jamais sans certitude de ne pas blesser car alors, Oneira, c'est la mort qui attend l'amour qui flottera autour de toi.
Mais peut-être ne dois-tu pas m'écouter. On me dit folle, tu sais... Je ne suis pas bien cruelle, pourtant, mais au fond, peut-être les gens de bien qui m'ont mis sur le dos cette étiquette de mal faisaient-ils ça pour ma sauvegarde. Au fond, peut-être que je n'y comprends rien. Peut-être bien suis-je fruit du mal ainsi qu'on me désigne depuis l'aube des temps, peut-être bien suis-je fille de Dar. Après tout, une pauvre folle telle que moi, peut-on l'écouter, la croire ? Peut-être suis-je seulement quelqu'un de bien qui agis pour t'aider sans te connaître et te cause un grand mal. Au fond, moi, je ne sais pas. Mais en disant cela, je leur cède, à ces gens là , et je sens la lumière plus mordante sur mes épaules. Tu vois ces épaules, Oneira ? Affaissées et fatiguées... C'est le fardeau des gens qui m'aiment et qui m'ont emputé de ma liberté de si longues années. Un Ange a tâché de me sauver. Je t'assure, Oneira, avoir vu cet Ange m'arracher aux destinées ombreuses où je me préparais à entrer. Mon Ange est toujours ici, près de moi, mais il n'a pas empêché qu'on m'appelle la Folle de Brume, il n'a pas empêché que mes épaules soient plus douloureuses , car c'est moi seule qui ai choisi de trouver crédit à ces gens bien m'aidant. N'oublie pas, Oneira, qu'aucune lumière n'émanant de toi ne te sauvera, quelle que soit la force de l'Ange qui te sauvera, c'est si tu le suis que tu comprendras. Mais... peut-être pas. Peut-être l'Ange est seulement quelqu'un de bien...
Non, ne m'écoute pas ! Les gens bien te diront que je ne t'apporterai que le mal. Ce que je dis peut-être te paraît clair, mais je suis folle, n'est-ce pas ? Et je sens en moi que mes mots sont sans aucun sens, je sens en moi l'égarement de la Brume. Les vallées sont trop serrées et les arbres morts trop nombreux, je ne me fraye plus de chemin. Comme un chien j'accepte le pain de la main qui me vient. J'ai cessé de faire la distinction, les gens font trop mal, et ça... Mais tu vois, je me pers encore. Suis la musique, Oneira, et écoute la Brume. Peut-être le don viendra en toi de saisir ses échos, peut-être bien te parlera-t-elle. Elle m'a aimé jadis, c'est une bénédiction intense, c'est un grand mal. Je l'ai perdu un jour, car on ne peut écouter les chants de la Brume si l'on prête oreille aux paroles des gens de bien. Non, Oneira, cela on ne peut pas.
J'erre depuis tout ce temps pour retrouver la Cité que la Brume m'avait promise, et où mon Ange demeure. Sais-tu, Oneira, j'ai été une fée, jadis, fée d'un grand pouvoir lorsque mon Ange était fort avec moi. J'ai ri, haut et clair devant les vallées sombres, j'ai crié devant les marais pour en tirer le malheur, j'ai traversé les plaines le front haut, le pied léger effleurant à peine la boue du sol. La Force était dans mes mains et mon âme, car je n'écoutais pas les gens de bien, car je choisissais les miens. Mais mon coeur un jour s'est tourné vers le passé et a souhaité écouter les arguments de ces gens bien qui m'avaient élevés. Oneira, puisses-tu croire une pauvre folle, fée de brume et fille de l'ombre, amoureuse de la lumière et à la recherche éternelle de Lumëa... Puisses-tu atteindre la Cité de Brume, puisses-tu aider avec discernement les gens que tu aimes. Puisses-tu ne jamais accorder d'attention aux gens de bien qui veulent t'attirer sur leur propre chemin.
Ne perds jamais le tien...
Discours répété inlassablement par la vieille Kelda devant le Mur Blanc de Senv'A'Kaena.
Construction....
Un mur blanc.
Grand.
Infranchissable, presque...
Il est doux au toucher, régulier...
Lorsqu'on lève les yeux sur lui, on ne distingue que le ciel.
On peut s'en éloigner, jamais on ne verra les montagnes qu'il cache.
Un mur grand, blanc, et infranchissable...
Il déparre les douces irrégularités de la Nature...
Il fait oublier le muret de pierre, dont certains rocs sont sculptés
d'étranges symboles
d'étrangers mots...
Il fait oublier le mur coloré du foyer,
la promesse de sécurité ?
Un mur blanc
et impénétrable...
Aucun lierre ne saurait s'y accrocher....
Lisse... repoussant...
Un mystère, que ce mur....
Le bout d'un monde....
Impossible de le franchir, de le percer....
Seulement possible de rêver.
D'autres étrangères contrées...
D'autres couleurs, d'autres sons....
Mille homme, peut-être, chaque nuit, rêveront d'entendre, étouffés, quelques chants...
Venus au delà de lui...
Au dela de la nuit...
Mais...
C'est un mur de silence...
Un mur de brisance....
Un mur...
Obscur...
Sa blancheur est trompeuse,
Il coupe l'espoir des hommes...
Immense et blanc.
Rien que cela.
"Litanie de Senv", psalmodiée, dit-on, pour se préserver du grand Mur Blanc de Senv'A'Kaena.