Le culte du Rêve




Prêtresse du Rêve, par SLo.Je venais à l'instant de découvrir la clef qui me permettrait de comprendre les fondements de ce culte. Ses cotés antagonistes, parfois contradictoires se dévoilaient tout à coup pour venir se rassembler en un tout cohérent.
J'ouvris les yeux. Mon maître me regardait d'un air satisfait.
- Tu as dans les yeux la sagesse de celui qui vient de découvrir une grande vérité.
Je restai silencieux... Je repensais à tous les exercices que nous faisions quotidiennement. Les méditations d'abord, ou comment apprendre à se connaître soi-même. Celles-ci m'ont été présentées comme étant le prélude nécessaire à la maîtrise de son esprit et de son corps. Une simple manière de me contrôler moi-même, mais j'y avais découvert les rancunes enfouies au plus profond de moi, l'impression d'avoir été abandonné au temple par des parents que je n'avais jamais connus. Je leur en voulais, mais sans en avoir conscience.
J'avais communiqué avec moi-même, rien de plus, mais rien de moins non plus.
A partir de ce jour, mon maître m'avait permis de commencer les exercices de projection. D'abord, je devais me construire une pièce mentale. Une sorte de hall d'entrée en quelque sorte. Le mien avait pris la forme d'un petit temple ouvert, très simple. A peine quelques colonnades surmontées d'un dôme. C'était un de ces lieux de culte qui ne sont communs qu'en Istia, consacré par cinq prêtres de cultes différents. J'avais trouvé cela idéal pour accueillir qui voudrait venir me visiter.
Mon temple construit, je l'avais placé dans une clairière, y avais adjoint quelques arbres que je trouvais particulièrement harmonieux et avais rajouté une porte, symbole du Passage. Alors que le temple originel était ouvert de tous côtés, le mien possédait un mur, avec cette porte, entrée et sortie. J'avais créé ce lieu et l'avais fait mien.
Ceci achevé, mon maître était arrivé par ce passage et m'avait félicité pour la réalité que j'avais pu octroyer à cet endroit ; puis il m'avait invité à le suivre et était reparti.
Pour ce premier voyage, il m'avait guidé jusqu'à son propre esprit. Là où j'avais choisi un simple bâtiment ouvert aux vents, je découvris un palais majestueux. Je possédais une porte qui pourrait me mener partout, lui en dédiait une différente pour chaque destination. Alors que je m'interrogeais sur ces divergences, il m'expliqua qu'il n'y avait pas de bonne ou de mauvaise représentation, mais simplement une image qui convenait à chacun. Son propre maître avait construit un monde intégralement blanc, d'une neutralité absolue, pour pouvoir le modeler à sa guise lors de chaque voyage.
Cette période de ma vie fut à la fois la plus excitante et la plus frustrante. Il s'agissait d'apprendre à envoyer des rêves, des images, des visions à mon maître. Lorsqu'il méditait de concert avec moi, qu'il écoutait, alors je pouvais communiquer, mais que son esprit soit distrait par quoique ce soit, volontairement ou non, et les messages se brouillaient. Je touchais du doigt ce qui me semblait être un extraordinaire moyen d'exprimer l'intangible et en même temps, j'en ressentais en permanence les limites. Envoyer des rêves à quelqu'un dans son sommeil, pour peu que je me place à coté de lui était parfois plus simple. Mais trop souvent les propres rêves du dormeur se confondaient avec les miens provoquant ainsi le réveil - et généralement l'ire - de la personne en question.
Bien plus difficile encore fut l'étape de transmettre ces images à quelqu'un d'éveillé, sans que celui-ci s'en rende compte. L'illusion, suprême pouvoir de l'esprit sur les hommes. C'est un domaine dans lequel je ne me suis d'ailleurs guère illustré, car il s'agit avant tout d'un mensonge, et cela me semblait trop étranger aux fondements même du culte. Il m'avait fallu beaucoup de temps pour accepter le fait qu'une vérité est nécessairement incomplète ; je rêvais d'absolu, mais s'il n'est pas toujours possible de faire comprendre à un meurtrier que ce qu'il fait est mal, l'on peut malgré tout jouer sur sa culpabilité pour lui faire croire, pour lui montrer, qu'un garde arrive. C'est un raccourci, une vérité incomplète : oui, quelqu'un finira par venir le chercher, garde ou Delvë, mais en attendant, faire fuir le criminel, ou l'emprisonner dans un labyrinthe mental, c'est aussi lui offrir une chance de rédemption. Aujourd'hui encore, je reste sceptique face à ce choix. Il me semble qu'il y a là l'échec d'un idéal face à une réalité parfois trop laide. D'autres parmi mes compagnons ont moins de scrupules et en tirent pleinement parti. J'en ai vus qui ont offert des illusions pour aider les gens ; pour revoir une dernière fois un proche et lui dire au revoir. Le défunt n'était peut-être pas réellement là, mais les mots prononcés par les vivants n'en restaient pas moins sincères et libérateurs pour eux-mêmes et, par la grâce de Délomaque, il est bien probable que ces paroles aient tout de même été entendues par leurs destinataires réels. Vivre une illusion pour en retirer une expérience réelle en quelque sorte.
Puis, un jour, mon maître vint me voir dans mon sommeil. J'étais prêt, disait-il, à franchir l'étape suivante ; mon esprit était désormais assez fort pour rester intègre. Il ouvrit ma porte et s'y engouffra, m'encourageant à le suivre.
Ce voyage fut incroyablement déroutant. Je me suis retrouvé dans un monde sans direction, sans sol et sans ciel, je ne pouvais pas même prétendre flotter car il faut un corps pour cela. C'était l'Iste-Maeven : le monde du rêve.
Ce n'est pas une projection du monde des esprits, tel que peuvent le percevoir les chamans. Ce n'est pas plus une copie du monde de Délomaque. Non... Au premier abord, je l'ai perçu plutôt comme un lieu intangible où vont s'échouer les pensées des hommes. On y entend des bribes de mots, on y perçoit des peurs, des colères, des amours. Puis au fur et à mesure que l'on commence à le comprendre, il change, il évolue. Comme une image qui serait composée d'un milliard de petits points, il faut apprendre à s'éloigner pour reconnaître le motif et en apprécier la beauté. Le moment où j'ai compris la véritable essence de ce monde reste probablement le plus beau de ma vie, car l'Iste-Maeven est une image de la conscience collective. Ce ne sont pas les pensées perdues des hommes, mais toutes les pensées du monde réunies en un même lieu, immense et grandiose.
Actuellement, lorsque je passe ma porte pour me rendre dans cet endroit, ce que je vois sont des millions de formes éthérées, parfois colorées, toujours brumeuses. L'image de l'âme de chacun. Mon Maître m'a invité un jour à contempler sa propre vision de ce monde. Lui contemple un ciel constellé ; chaque âme est une étoile, et d'infimes liens partent de chacune d'entres-elles pour en relier d'autres, créant ainsi une trame entre tous les êtres pensant, une Toile qui unit le monde.
L'esprit humain ne peut appréhender réellement ce lieu, alors chacun le peint à sa manière, de la même façon que chacun imagine sa propre vision du visage de Délomaque.
- Je crois que le culte du Rêve est avant tout une recherche. Si chacun pouvait avoir conscience de la Toile, cela changerait le monde. Si chacun pouvait comprendre, je veux dire... vraiment comprendre, en conscience, la personne qui se trouve en face de lui... alors... Alors les choses seraient telles qu'elles doivent être. Et Oneira serait le monde de Délomaque.

Introduction au Traité des apprentis, par Kan-Ihlmë.