Textes et légendes de l'Olyn'Eralyn
l existe des terres, situées dans de sombres contrées, qui jamais ne furent habitées par une population nombreuse et prolifique, sur lesquelles résonna rarement les gazouillis des enfants nés, et plus rarement encore les chants des hommes partant au labeur. D'ailleurs, s'il y eut un jour des hommes, les pierres elles-mêmes n'en gardent trace en leur mémoire. Situées dans des collines, au bord de la Mer Intérieure, dans le Nord d'Oneira, et dans l'extrême Ouest de la forêt qui entoure Ar'Mirë'Ys, ces terres n'accueillent d'habitants que les oiseaux, les bêtes et les poissons qui parviennent à y survivre. Là , les arbres se font menaçants, dans cette partie de la forêt, nulle lumière ne traverse le feuillage, il règne une nuit insondable ; là , les arbres tendent leurs racines entre les pattes des animaux ; là vivent des loups gigantesques, au blanc pelage et aux yeux de braise, qui interdisent l'accès à la contrée à tout voyageur imprudent ou trop téméraire, et leur cruauté est légendaire ; là , des châteaux en ruine se dressent pourtant, témoignant d'une vie, mais colossaux, ces ouvrages ne sauraient être de fabrication humaine ; là , le vent mugit et dénude les collines. Il n'y a là bas que la désolation des collines, ou les ténèbres de la forêt. Ces loups ne sont pas les gardiens de la Forêt ; ils sont les protecteurs des imprudents désireux d'y pénétrer. La Forêt n'a rien à craindre des voyageurs, le voyageur périra du fait de la contrée. Périlleux est le chemin qui amène le pénitent jusqu'au maître de ces lieux, un vénérable dragon, versé dans les arcanes magiques. Etabli depuis des âges perdus en ces lieux, sous son pouvoir ces terres sont devenues ce qu'elles sont ; reclu, amoureux de sa solitude, il poursuit dans son royaume ses travaux de mage. Pourtant, les légendes attestent que certains, mages puissants, prêtres de haut rang, ou simples âmes, sont partis à la recherche de ce dragon, et que celui-ci leur a enseigné de puissants savoirs, qui défient l'imagination. Quelles épreuves ils ont subies afin d'accéder à cette connaissance, ils ne l'ont jamais dit ; ils sont partis, peu de temps après, vers d'autres mondes. Il y a des années de cela, une jeune fille est sortie de cette contrée que l'on dit maléfique ; une adolescente, encore. L'on dit qu'elle fut élevée dès sa tendre enfance par le dragon, et qu'il lui a transmis la quasi totalité de son savoir. Personne, pourtant, n'en a su davantage. Plus personne ne sait où elle est partie. D'aucuns disent qu'elle désirait explorer les contrées dont son tuteur lui avait parlé.
Extrait des "Périples du Mage Goilar", par Hen'Cearn.
ous connaissons un nombre immense de légendes qui ont trait à ce Cercle du Dragon. En fait, comme certains l'ont remarqué, il s'agit souvent d'un petit noyau de légendes (quatre ou cinq sans doute) qui ont évolué selon les régions et les époques et se sont diversifiées. Ces légendes courent sur une bonne partie d'Oneira, et pour cause : elles ont trait à ce qui fascine le plus les adolescents en quête d'aventures et les universitaires frustrés, c'est-à -dire les Dragons. Voyons ces quelques légendes :
Le telpinarácar
Selon certains récits, il serait le gardien des terres - mais d'autres laissent accroire que ces loups ne protègeraient pas le Cercle mais seraient plutôt des sortes de repoussoirs pour ceux qui essayeraient d'y pénétrer, afin peut-être de les épargner. Il semble que le telpinarácar soit très féroce et que le rencontrer est le plus souvent fatal, puisque tous les témoignages recueillis au fil des siècles (qui ne sont peut-être pas fiables) émanent de personnes qui ne les ont aperçus que de très loin, avant de filer ventre à terre. Le telpinarácar apparaît assez souvent dans les contes populaires, surtout en milieu rural ; il est une sorte de croque-mitaine destiné à effrayer les enfants. Enfin, une légende obscure et ancienne, provenant sans doute des alentours de Lumnä, parle d'une origine magique de ces loups, ce qui n'est pas totalement invraisemblable. Certains Mages ont rétorqué qu'un tel sortilège est trop puissant à mettre en oeuvre, mais s'il s'agit de Dragons...
Le Dragon
Tous s'accordent à peu près sur le fait que le Cercle ait abrité un jour des Dragons. Les discussions portent plutôt sur l'époque actuelle. En effet, dans les contrées qui jouxtent le Cercle du Dragon, une nouvelle rumeur se répand environ tous les quarts de siècle : quelqu'un aurait aperçu un Dragon, volant au-dessus de la zone Sud. Le problème est qu'aucun universitaire n'a encore réussi à rencontrer cette personne, et que cette rumeur vient toujours de troisième, voire quatrième main. Ces rumeurs ont peut-être un fond de vérité pour les siècles précédents, mais nous sommes en droit de penser que les nouvelles ne sont plus que des résurgences épisodiques. Il s'agirait probablement d'un Dragon d'Or. Certaines légendes parlent de sombres pratiques magiques, mais nous ne pouvons accorder crédit à cela : comment le saurait-on ?
Les trésors
Bien entendu, ces légendes de Dragons sont indissociables de celles ayant trait à des trésors immenses. Il s'agit d'un fait déjà observé par plusieurs mythologues : dans l'inconscient collectif des habitants d'Oneira, excepté en quelques pays, le terme Dragon fait surgir immédiatement un sentiment de l'ordre du désir de possession allié à la crainte. Car, par association d'idées, le Dragon renvoie à sa caverne (le lieu fascinant par excellence : pensons à la symbolique du lien maternel recelant des joyaux !), emplie de richesses - le plus souvent, de l'or, qui est le métal qui brille, de couleur jaune, qui attire. Donc il y a stimulation d'un désir. Mais le Dragon est aussi un monstre terrifiant, une bête puissante et capable de vous détruire en un tournemain. Par conséquent, la crainte se juxtapose au désir, et en fait vient amplifier celui-ci. C'est d'ailleurs ce mécanisme que l'on peut voir à l'oeuvre dans les quêtes des Mages, des aventuriers, en quête d'un Dragon à tuer (volonté du meurtre de la puissance effrayante et accaparement des richesses dans l'antre féminine). Notons que les légendes prêtent à ce Dragon en particulier des richesses en or, joyaux et autres, assez limitées (fantastiques pour un humain, évidemment) ; par contre, elles parlent presque toutes d'artefacts magiques, de sortilèges cristallisés (les Mages n'ont pas encore compris de quoi il s'agissait).
La jeune fille
Il n'existe que trois légendes répertoriées à ce jour qui mentionnent un détail particulièrement troublant. Ce qui est d'autant plus étrange, c'est que l'on a recueilli ces légendes à trois endroits d'Oneira totalement opposés, et à très peu d'intervalles (ce qui infirme la thèse de la diffusion concentrique pour ce conte-là ). Ce détail est né visiblement il y a une cinquantaine d'années spontanément (sans influence extérieure) et presque simultanément en trois points d'Oneira. Il est fait mention, d'une façon plus ou moins succincte, d'une jeune fille, qui serait sortie de la forêt, et qui aurait dit à ceux qu'elle a croisé qu'elle a été élevée dans le Cercle depuis sa plus tendre enfance. Ce qui est étrange, c'est que nous avons retrouvé deux personnes qui affirment l'avoir vue sortir de la forêt (ils vivent dans un petit village, à proximité), et une autre personne, en Eranos, qui affirme avoir discuté un soir, il y a environ cinquante ans, avec une belle jeune fille qui lui a raconté une histoire similaire. Nous connaissons donc deux des trois sources de ces trois légendes, et nous sommes confrontés à un certain nombre de questions : qui était cette jeune fille ? Pourquoi était-elle dans ce Cercle ? Qui l'a éduquée ? Comme nul ne l'a vue sinon ces personnes-là , l'hypothèse a été faite qu'elle possédait des pouvoirs magiques ; dans ce cas, qui lui a appris ? S'il s'agit d'un Dragon, elle doit connaître des secrets oubliés depuis fort longtemps. Beaucoup d'indices tendent à montrer que ce mythe a des fondements ; de ce fait, beaucoup de Mages se sont lancés à la recherche de cette demoiselle, afin d'apprendre d'elle des secrets nouveaux. Mais la troisième légende, dont nous n'avons pas retrouvé l'auteur, dit que cette jeune fille a disparu d'Oneira, et qu'elle ne reviendra peut-être pas.
La légende de la guerre des Dragons
Oyez, amis, oyez donc ! Rassemblez-vous, venez, venez auprès de moi ! Approchez, et entendez de ma bouche les histoires du temps passé, les gestes glorieuses et les sombres destin ! Recevez les exploits des héros et le fracas des armes, la fureur des mers et la bonté des Dieux !
"Enfants, adultes, vieillards, tous ont leur place auprès de ce foyer où brûlent les légendes. Venez, venez entendre aujourd'hui un récit des temps anciens, dont les pierres elles-mêmes n'ont peut-être pas été les témoins fidèles, et les montagnes immenses, et les océans sans fond, et le feu céleste qui consume ses célestes ennemis. Approchez, et écoutez, sans un murmure, la Geste apocalyptique des Dragons. Et... resserrez vos rangs, lorsque la peur vous étreint les entrailles et que le ciel, par-dessus votre tête, se fait menaçant et que, devant vous, le feu ne vous réchauffe plus...
"Lorsque l'homme n'avait pas encore foulé le sol cent fois béni d'Oneira, ainsi que les Nains, ces êtres des cavernes, et moult créatures dont nous avons perdu le souvenir, et lorsque le moment de leur venue demeurait, en vérité, fort lointain, alors que seuls les animaux et les plantes et le Petit Peuple peuplaient ce monde, advint qu'une race titanesque se révéla sur le monde, des monstres magnifiques et glaçants d'effroi. Cuirassés gigantesques, ces créatures sont descendues par leNord, et le jour de leur venue vit s'obscurcir les cieux, qui, une lune durant, ne furent aperçus par nul habitant d'Oneira. Durant une lune, nul ne revit le Soleil, la Lune ni les astres. Les Dragons emplissaient totalement l'azur doré qui recouvre le monde.
"Ils établirent de puissants royaumes, régnant sans partage sur le monde. Les Peuples, apeurés et cachés, ne leur disputèrent point la préséance. Leur règne dura mille et mille fois mille ans.
"Au terme de cette ère, une discorde éclata entre deux royaumes, qui s'envenima au cours des âges. Nul ne sait désormais quelle en fut l'origine ; était-ce un trésor fabuleux, des richesses incroyables ? Une belle à la cuirasse rutilante ? Oneira toute entière était-elle en jeu ? Nul ne saurait vous dire, ni homme, ni démon, ni dieu, la mémoire en est perdue. Peut-être se disputaient-ils pour une broutille. Quoiqu'il en soit, les Dragons puissants préparèrent leurs armes et incantèrent leurs sortilège dévastateurs. Et la guerre éclata.
"Quels combats eurent lieu, dans ces ténèbres au-dessus de nos têtes, là où nous ne pouvons aller ? Quels exploits ont été réalisés, quels forfaits commis, quelles victoires hautement gagnées, quelles trahisons perpétrées ? Quelles peines et quelles joies jalonnèrent cet affrontement entre les ténébreux Dragons d'Or et les rusés Dragons d'Obsidienne ? Nul ne peut, désormais, narrer ces hauts faits d'armes qui se déroulèrent alors, nul héraut n'est venu nous rapporter les noms de ces braves qui moururent un jour dans ce champ de bataille divin.
"La guerre durait, et s'étendait. Nombreux furent ceux qui périssaient, et bientôt les deux royaumes allaient engager leurs dernières armées dans le combat, lorsque les autres races, qui jusqu'alors n'avaient pas pris part à cette folie, répondirent à l'appel des combattants et s'avancèrent aux côtés de leurs alliés. Dans chaque ost brillant, à l'infini, des Dragons rouges, bleu, noir, blanc, or, noir et multicolores d'autres de couleurs inconnues et perdues, des ocre, des mauves, des Dragons d'air et de feu, d'eau et de glace, de pierre et de pierreries, des Dragons de magie pure et d'argent, des Dragons de métaux inconnus et de chairs étranges, tous ces Dragons se tenaient, et s'affrontaient inlassablement. Et onze nations de Dragons, les plus puissantes qu'ait jamais connues ce monde, se mêlèrent. Descendus des astres, remontés du fond des océans, émergeant de leurs profondes grottes sous les montagnes, s'envolant de leurs forêts, de leurs villes ou d'ailleurs, tous les Dragons, par une nuit funeste, tous convoyèrent vers un pan des cieux où devait se dérouler l'ultime combat de cette guerre cataclysmique.
"Les mers, furieuses, menaçaient de recouvrir toutes les terres. Les montagnes s'effondraient les unes sur les autres, ou s'engloutissaient avec force dans les flots déchaînés. De prodigieuses crevasses s'ouvraient sur les continents, et des coulées de lave frémissante dévalaient les pentes et calcinaient les arbres. Le grand volcan du Sud vomissait sans relâche ses rocs bouillonnants. Les îles se jetaient les unes contre les autres dans une apocalypse de pierre. Oneira était meurtrie dans sa chair même sous l'action des guerriers et des mages des Dragons, elle agonisait sous ce déluge de magie sur elle déversé. Et les plus puissants des magiciens et des sorciers détournaient de leurs voies célestes des météores en fusion qui perforaient la terre.
"Alors l'ultime bataille éclata. Ces deux armées, comme jamais nul n'en a plus jamais vues, se rencontrèrent dans l'espace céleste, tout entier empli de ces monstres tout de crocs et de griffes. A ce moment pourtant, le ciel n'était pas sombre, mais étincelant, tant le feu et la magie y étaient présents. Il fut un instant où Oneira risqua d'être anéantie. Les Dragons mouraient par milliers, mais toujours des millions d'autres prenaient leur place et se jetaient avec rage dans le tumulte du combat. Les cieux s'éteignirent, et le soleil se voila, et la lune se fendit, et les comètes hurlantes volaient au-dessus de la bataille, annonciatrices d'horreur et de désespoir. Lorsque les cieux devinrent noirs, les magiciens des Dragons d'Or avaient tissé un sortilège qui jamais n'aura plus son égal, et le Roi d'Obsidienne allait achever son adversaire le Prince-Sorcier d'Or d'un coup formidable. Et Oneira fut perdue.
"Jadis vivaient les Anciens Dieux, Gardiens de notre monde. Ils avaient vu grandir ces terres, chéri ses habitants et les avaient pourvus de bonnes choses. Mais, impuissants, ils regardaient cette folie arriver à son terme. Lorsque le monde vacilla, pour préserver l'oeuvre de leur mère Délomaque, ils ne purent que détourner sur eux ces deux traits mortels. Et les Anciens Dieux se sacrifièrent, et moururent, pour préserver Oneira de l'anéantissement.
"Et le temps se figea, car la peine de Délomaque fut immense, elle qui venait de voir disparaître la fougueuse Lymara, la douce Venvelya, la sage Mavenera, le paisible Oivenvë, le sage Sevelan, le lointain Eilanor, la fugace Lumana et la belle Addina, ses enfants bénis par elle consacrés. Vaincus dans un fleuve de folie, elle les vit périr par la folie des Dragons. Alors le temps s'arrêta et Délomaque pleura.
"Sa première larme toucha le sol, et le temps reprit son cours, et les fiers Dragons interrompirent leur oeuvre de mort et contemplèrent le monde autour d'eux. Ils virent Oneira blessée, la chair à vif et le sang jaillissant, ils virent leurs frères gisants, ils virent la dévastation du monde. Et ils se regardèrent, et comprirent ce qu'ils avaient fait. La terre crevassée exhalait des torrents de lave et de boue, les mers s'élançaient à l'assaut des astres, les vents furieux balayaient le monde et le polissaient, des corps célestes s'abattaient sur Oneira.
"Et les Dragons éprouvèrent un profond chagrin, car ils n'avaient point voulu cela, ni la mort des Anciens Dieux, ni la mort des plus puissants et des plus braves d'entre eux. Alors ils prononcèrent un serment sacré, ils jurèrent que jamais plus deux Dragons ne s'affronteraient.
"Et Délomaque pleura la perte de ses enfants si chers à son coeur, et ses larmes tombaient sur Oneira. Délomaque pleura longtemps chacun des Anciens Dieux, et elle les pleura huit fois mille fois. Et huit fois mille fois ses larmes tombèrent sur Oneira. Et huit fois mille larmes enfantèrent huit fois mille géants en qui, dit-on, vivaient les esprits des Anciens Dieux, et Délomaque leur demanda de panser les plaies de sa création.
"Ainsi s'acheva la Grande Guerre des Dragons, qui mena le monde au bord du gouffre. C'est de cette heure que provient le déclin des Dragons, décimés et affaiblis.
"Enfants, adultes et vieillards, voici arrivée la fin de mon récit. A présent, lors de vos prières, ayez une pensée pour les Anciens Dieux qui sauvèrent le monde, et une pensée aussi pour les Dragons qui sont morts de leur folie. "
Il nous faut bien conclure que le Cercle du Dragon est un mystère pour nous. Notons qu'il est dangereux, car tous ceux qui ont tenté d'y pénétrer ont disparu ; on avait tendance à penser qu'ils avaient été tués, mais les légendes sur la jeune fille ont modifié le sentiment de certains, qui pensent que seules les personnes dont les intentions n'étaient pas bonnes, ou qui n'avaient pas à entrer dans le Cercle, ont été tuées. Les autres auraient alors rencontré le Dragon, et appris de lui beaucoup de choses. "Enfants, adultes, vieillards, tous ont leur place auprès de ce foyer où brûlent les légendes. Venez, venez entendre aujourd'hui un récit des temps anciens, dont les pierres elles-mêmes n'ont peut-être pas été les témoins fidèles, et les montagnes immenses, et les océans sans fond, et le feu céleste qui consume ses célestes ennemis. Approchez, et écoutez, sans un murmure, la Geste apocalyptique des Dragons. Et... resserrez vos rangs, lorsque la peur vous étreint les entrailles et que le ciel, par-dessus votre tête, se fait menaçant et que, devant vous, le feu ne vous réchauffe plus...
"Lorsque l'homme n'avait pas encore foulé le sol cent fois béni d'Oneira, ainsi que les Nains, ces êtres des cavernes, et moult créatures dont nous avons perdu le souvenir, et lorsque le moment de leur venue demeurait, en vérité, fort lointain, alors que seuls les animaux et les plantes et le Petit Peuple peuplaient ce monde, advint qu'une race titanesque se révéla sur le monde, des monstres magnifiques et glaçants d'effroi. Cuirassés gigantesques, ces créatures sont descendues par leNord, et le jour de leur venue vit s'obscurcir les cieux, qui, une lune durant, ne furent aperçus par nul habitant d'Oneira. Durant une lune, nul ne revit le Soleil, la Lune ni les astres. Les Dragons emplissaient totalement l'azur doré qui recouvre le monde.
"Ils établirent de puissants royaumes, régnant sans partage sur le monde. Les Peuples, apeurés et cachés, ne leur disputèrent point la préséance. Leur règne dura mille et mille fois mille ans.
"Au terme de cette ère, une discorde éclata entre deux royaumes, qui s'envenima au cours des âges. Nul ne sait désormais quelle en fut l'origine ; était-ce un trésor fabuleux, des richesses incroyables ? Une belle à la cuirasse rutilante ? Oneira toute entière était-elle en jeu ? Nul ne saurait vous dire, ni homme, ni démon, ni dieu, la mémoire en est perdue. Peut-être se disputaient-ils pour une broutille. Quoiqu'il en soit, les Dragons puissants préparèrent leurs armes et incantèrent leurs sortilège dévastateurs. Et la guerre éclata.
"Quels combats eurent lieu, dans ces ténèbres au-dessus de nos têtes, là où nous ne pouvons aller ? Quels exploits ont été réalisés, quels forfaits commis, quelles victoires hautement gagnées, quelles trahisons perpétrées ? Quelles peines et quelles joies jalonnèrent cet affrontement entre les ténébreux Dragons d'Or et les rusés Dragons d'Obsidienne ? Nul ne peut, désormais, narrer ces hauts faits d'armes qui se déroulèrent alors, nul héraut n'est venu nous rapporter les noms de ces braves qui moururent un jour dans ce champ de bataille divin.
"La guerre durait, et s'étendait. Nombreux furent ceux qui périssaient, et bientôt les deux royaumes allaient engager leurs dernières armées dans le combat, lorsque les autres races, qui jusqu'alors n'avaient pas pris part à cette folie, répondirent à l'appel des combattants et s'avancèrent aux côtés de leurs alliés. Dans chaque ost brillant, à l'infini, des Dragons rouges, bleu, noir, blanc, or, noir et multicolores d'autres de couleurs inconnues et perdues, des ocre, des mauves, des Dragons d'air et de feu, d'eau et de glace, de pierre et de pierreries, des Dragons de magie pure et d'argent, des Dragons de métaux inconnus et de chairs étranges, tous ces Dragons se tenaient, et s'affrontaient inlassablement. Et onze nations de Dragons, les plus puissantes qu'ait jamais connues ce monde, se mêlèrent. Descendus des astres, remontés du fond des océans, émergeant de leurs profondes grottes sous les montagnes, s'envolant de leurs forêts, de leurs villes ou d'ailleurs, tous les Dragons, par une nuit funeste, tous convoyèrent vers un pan des cieux où devait se dérouler l'ultime combat de cette guerre cataclysmique.
"Les mers, furieuses, menaçaient de recouvrir toutes les terres. Les montagnes s'effondraient les unes sur les autres, ou s'engloutissaient avec force dans les flots déchaînés. De prodigieuses crevasses s'ouvraient sur les continents, et des coulées de lave frémissante dévalaient les pentes et calcinaient les arbres. Le grand volcan du Sud vomissait sans relâche ses rocs bouillonnants. Les îles se jetaient les unes contre les autres dans une apocalypse de pierre. Oneira était meurtrie dans sa chair même sous l'action des guerriers et des mages des Dragons, elle agonisait sous ce déluge de magie sur elle déversé. Et les plus puissants des magiciens et des sorciers détournaient de leurs voies célestes des météores en fusion qui perforaient la terre.
"Alors l'ultime bataille éclata. Ces deux armées, comme jamais nul n'en a plus jamais vues, se rencontrèrent dans l'espace céleste, tout entier empli de ces monstres tout de crocs et de griffes. A ce moment pourtant, le ciel n'était pas sombre, mais étincelant, tant le feu et la magie y étaient présents. Il fut un instant où Oneira risqua d'être anéantie. Les Dragons mouraient par milliers, mais toujours des millions d'autres prenaient leur place et se jetaient avec rage dans le tumulte du combat. Les cieux s'éteignirent, et le soleil se voila, et la lune se fendit, et les comètes hurlantes volaient au-dessus de la bataille, annonciatrices d'horreur et de désespoir. Lorsque les cieux devinrent noirs, les magiciens des Dragons d'Or avaient tissé un sortilège qui jamais n'aura plus son égal, et le Roi d'Obsidienne allait achever son adversaire le Prince-Sorcier d'Or d'un coup formidable. Et Oneira fut perdue.
"Jadis vivaient les Anciens Dieux, Gardiens de notre monde. Ils avaient vu grandir ces terres, chéri ses habitants et les avaient pourvus de bonnes choses. Mais, impuissants, ils regardaient cette folie arriver à son terme. Lorsque le monde vacilla, pour préserver l'oeuvre de leur mère Délomaque, ils ne purent que détourner sur eux ces deux traits mortels. Et les Anciens Dieux se sacrifièrent, et moururent, pour préserver Oneira de l'anéantissement.
"Et le temps se figea, car la peine de Délomaque fut immense, elle qui venait de voir disparaître la fougueuse Lymara, la douce Venvelya, la sage Mavenera, le paisible Oivenvë, le sage Sevelan, le lointain Eilanor, la fugace Lumana et la belle Addina, ses enfants bénis par elle consacrés. Vaincus dans un fleuve de folie, elle les vit périr par la folie des Dragons. Alors le temps s'arrêta et Délomaque pleura.
"Sa première larme toucha le sol, et le temps reprit son cours, et les fiers Dragons interrompirent leur oeuvre de mort et contemplèrent le monde autour d'eux. Ils virent Oneira blessée, la chair à vif et le sang jaillissant, ils virent leurs frères gisants, ils virent la dévastation du monde. Et ils se regardèrent, et comprirent ce qu'ils avaient fait. La terre crevassée exhalait des torrents de lave et de boue, les mers s'élançaient à l'assaut des astres, les vents furieux balayaient le monde et le polissaient, des corps célestes s'abattaient sur Oneira.
"Et les Dragons éprouvèrent un profond chagrin, car ils n'avaient point voulu cela, ni la mort des Anciens Dieux, ni la mort des plus puissants et des plus braves d'entre eux. Alors ils prononcèrent un serment sacré, ils jurèrent que jamais plus deux Dragons ne s'affronteraient.
"Et Délomaque pleura la perte de ses enfants si chers à son coeur, et ses larmes tombaient sur Oneira. Délomaque pleura longtemps chacun des Anciens Dieux, et elle les pleura huit fois mille fois. Et huit fois mille fois ses larmes tombèrent sur Oneira. Et huit fois mille larmes enfantèrent huit fois mille géants en qui, dit-on, vivaient les esprits des Anciens Dieux, et Délomaque leur demanda de panser les plaies de sa création.
"Ainsi s'acheva la Grande Guerre des Dragons, qui mena le monde au bord du gouffre. C'est de cette heure que provient le déclin des Dragons, décimés et affaiblis.
"Enfants, adultes et vieillards, voici arrivée la fin de mon récit. A présent, lors de vos prières, ayez une pensée pour les Anciens Dieux qui sauvèrent le monde, et une pensée aussi pour les Dragons qui sont morts de leur folie. "
Extrait de "Cent jours dans la forêt du Dragon", par Nel'Illin'A.