Textes et légendes d'Ar'Nok
La légende du fleuve Asmara
"En des temps si anciens que les peuples d'Oneira en ont perdu la mémoire, vivait un roi puissant, dont le royaume s'étendait de l'orée de Mirë-Mean jusqu'aux rivages du Sud. Ce roi avait une fille, du nom d'Asmara. Asmara était si belle qu'elle semblait être une enfant bien-aimée d'Ealaena. En effet, on aurait dit que la Déesse de la Beauté avait choisi les plus belles couleurs de l'aube pour farder le teint de la jeune princesse, dévidé l'écheveau de la nuit pour lui composer une chevelure noire et brillante, et versé l'eau violette des lacs souterrains dans ses yeux. Puis, Ealaena semblait avoir signé son oeuvre en disposant une petite étoile mauve au creux de la nuque d'Asmara.
Comme il aimait sa fille plus que tout, le roi hésitait à se séparer d'elle, et repoussait sans cesse l'idée d'un quelconque mariage. Il désirait la garder près de lui, aussi longtemps que possible. Asmara coulait donc, auprès de son père, des jours doux et paisibles, lisses comme la surface d'un lac, qu'aucun souffle ne venait rider, qu'aucune barque ne venait briser.
Mais un jour, tandis qu'elle flânait dans les jardins de son père, un oiseau magnifique, paré de plumes d'argent, descendit soudain du ciel, et se posa à quelques pas d'elle. La jeune princesse recula en portant les mains à sa gorge, surprise et légèrement effrayée. Plus grand encore fut son étonnement lorsqu'elle entendit l'oiseau lui parler :
"N'ayez crainte, Princesse. Je ne vous veux aucun mal. Je suis Alféas, Prince des Terres de l'Ouest."
Et aussitôt, l'oiseau grandit jusqu'à atteindre la taille d'un homme, ses pattes devinrent des jambes solides, ses ailes perdirent leurs plumes et se changèrent en beaux bras puissants, son bec disparut, laissant place à un visage humain, d'une admirable beauté. Asmara assista à ce prodige, muette d'émerveillement. Lorsque le prince eu entièrement recouvré son apparence humaine, il s'approcha de la jeune princesse, et prit délicatement ses mains dans les siennes. Asmara baissa la tête, les joues empourprées, en proie à un trouble délicieux. Alféas lui prit le menton et le releva avec douceur, obligeant la jeune fille à le regarder. Ils restèrent ainsi, les yeux dans les yeux, pendant une poignée de minutes qui leur parurent des heures, des jours, des siècles ! Puis, très, très délicatement, comme s'il craignait d'écraser Asmara comme on écrase une fleur en la serrant trop fort entre ses doigts, Alféas déposa un doux baiser sur les lèvres de la jeune princesse. Et Asmara s'abandonna à la douceur de ce premier baiser. Après un long moment, ils desserrèrent leur étreinte. Le regard du prince était intense et grave. Il dit :
"Je ne puis malheureusement m'attarder plus longtemps près de vous, et c'est à regret que je dois déjà repartir pour mon royaume. Mais je reviendrai vous voir bientôt, et aussi souvent qu'il me le sera permis. Au revoir, Princesse..."
Le prince se retransforma en oiseau d'argent et s'envola dans un bruissement d'ailes. Asmara le regarda s'éloigner dans le ciel, jusqu'à ce qu'il disparaisse.
Dès lors, la jeune princesse, n'eu plus de pensées que pour le bel Alféas, Prince des Terres de l'Ouest, venu par la voie des airs jusque dans les jardins de son père. Elle qui était il y a encore peu, une enfant vive et enjouée, passait désormais ses journées à attendre, rêveuse, à moitié absente, qu'Alféas lui rende à nouveau visite...
Au début, son père le roi ne s'en inquiéta pas. Il n'y vit que l'un de ces mystérieux changements d'humeur auxquels sont souvent sujettes les filles de son âge. Le temps passa. Le prince Alféas revint voir Asmara. Et chacune de ces visites la laissait plus rêveuse et plus languide.
A force, le roi, plein de craintes et de soupçons, finit par reconnaître les changements que l'amour avaient opéré dans le visage, dans la physionomie et la voix de sa fille. Et il en vint naturellement à la conclusion qu'elle voyait secrètement un homme. Furieux, le roi enferma Asmara dans sa chambre et interdit à quiconque de la laisser sortir, ou de laisser entrer tout autre que lui. Pour parer à toute éventualité, il fit même poser des barreaux aux fenêtres. Mais cela n'empêcha en rien le prince-oiseau, fin et agile, de se glisser à l'intérieur de la chambre, pour y voir sa chère Asmara. Il revint, et revint encore, et leur amour grandit, grandit si bien que la princesse ne tarda pas à tomber enceinte.
Lorsque le roi s'en rendit compte, il entra dans une rage folle, qui fit trembler le palais depuis ses fondements jusqu'au faîte de ses tourelles. Aveuglé par la colère, il saisit une malle dans laquelle il jeta pêle-mêle les robes d'Asmara et ses affaires pour la toilette ; il prit violemment sa fille par le bras, et la tira dehors, tout en ordonnant à ses serviteurs de préparer un équipage et d'y porter la malle.
"On verra bien si l'amant qui t'as déshonorée te retrouvera, là où je t'emmène !"
Le roi força Asmara, en pleurs, à monter dans le coche, il s'assit à côté d'elle, et l'équipage partit. Ils voyagèrent ainsi plusieurs jours, plusieurs nuits, jusqu'à la montagne d'Airain, tout au nord du royaume, dans des hauteurs sauvages où personne ne vivait. Là , il y avait une vieille forteresse, avec une grande tour sombre, fichée dans le ciel comme une flèche de pierre. Le roi y enferma Asmara. Puis il alla trouver un couple de vieux paysans montagnards, à qui il ordonna d'aller porter chaque jour dans la tour deux baquets d'eau claire et des vivres, leur promettant une riche récompense s'ils s'acquittaient consciencieusement de cette tâche, et la pire des punitions s'ils la négligeaient. Puis le roi repartit.
Les jours et les mois passèrent. Alféas parvint à retrouver Asmara. Il alla donc la voir souvent dans sa tour, où ils passèrent des moments plein de douceur et d'amour.
Une nuit d'orage, Asmara donna naissance à un petit garçon vigoureux, qui portait sur la nuque la même petite étoile qu'elle. Elle lui donna le nom d'Irianassar.
Lorsque le prince-oiseau revint, Asmara enveloppa le bébé dans des langes blancs, elle le serra fort contre elle, toute en pleurs, l'embrassa tendrement sur le front et le tendit à Alféas.
"Prends-le, emmène-le avec toi, mon amour. Il n'est pas en sécurité avec moi, si mon père le trouve !... Emmène notre enfant loin d'ici, donne-lui l'éducation qui sied à son rang. Et plus tard, lorsqu'il aura atteint l'âge d'homme, il viendra réclamer le royaume de mon père, qui lui revient de droit."
Le prince-oiseau referma ses serres sur les langes de l'enfant, et l'emporta au loin, laissant la princesse Asmara effondrée au pied de sa couche, les yeux rougis par les larmes.
Pendant ce temps, le roi, pensant que la grossesse de sa fille devait toucher à son terme, s'était mis en route pour la montagne d'Airain. Une fois arrivé tout près de la forteresse, il vit quelque chose scintiller dans le ciel. Il s'agissait du prince Alféas, qui revenait de son royaume, pour rassurer Asmara au sujet de leur fils. Le roi, fasciné par cet oiseau aux plumes étincelantes, saisit aussitôt son arc, et tira une flèche dans sa direction. Touché en plein vol, le prince-oiseau, alla s'écraser un peu plus loin, et le roi, exultant à l'idée d'un si beau trophée de chasse, courut le chercher. La première chose qu'il fit lorsqu'il arriva dans la tour d'Asmara, fut d'exhiber fièrement sa prise.
A cette vue, Asmara poussa un cri de désespoir. Elle arracha violemment l'oiseau des mains de son père, le prit dans ses bras et se mit à le bercer doucement en lui murmurant des paroles qui paraissaient ineptes à son père.
"Mais que fais-tu ma fille, es-tu devenue folle ?!"
Asmara leva les yeux sur lui, des yeux terribles, d'un mauve sombre, chargés de haine :
"Va-t-en meurtrier ! hurla-t-elle. Laisse-moi seule avec mon bien-aimé ! Retourne dans ton palais et ne reviens jamais !"
Le roi, déconcerté, osa quand même lui demander, avant de quitter la tour :
"Et ton enfant, Asmara ?"
"Il est mort à sa naissance, MORT, entends-tu, comme son père que tu viens de tuer, assassin ! Il ne me reste plus personne à présent, plus personne !"" répondit Asmara d'une voix terrifiante, grave et enténébrée. "Va-t-en, va-t-en, et ne reviens jamais !"
Son père parti, la princesse laissa éclater son désespoir. Elle se pencha sur l'oiseau et se mit à pleurer, à pleurer, pendant des jours, pendant des mois, toutes les larmes de son corps. L'eau de ses larmes monta dans la pièce où elle était enfermée, monta, jusqu'à faire exploser la porte. Et l'eau dévala les escaliers de la tour, s'amassa en lac au pied de la forteresse, avant de s'écouler en direction de la plaine. Les larmes d'Asmara formèrent d'abord un petit torrent, puis une rivière, puis un aux abondantes eaux violacées, qui alla se jeter dans les Mers de l'Est. Peu à peu, le coeur et le corps d'Asmara s'asséchèrent, se pétrifièrent, et ce ne furent plus des larmes qui s'écoulèrent de ses yeux, mais des cristaux, des améthystes, que les eaux charrièrent dans la vallée.
Voici donc pourquoi l'un des deux fleuves d'Ar'Nok, le fleuve aux eaux violettes, s'appelle le Fleuve Asmara, et pourquoi l'on a donné aux gemmes qu'il transporte le nom d'"Asmara", en souvenir des yeux de celle qui les a pleurées. Voici aussi pourquoi de nombreux filons d'argent parcourent la Snedanlay, un filon pour chaque plume du prince-oiseau."
Le barde se tut. Tous les villageois rassemblés autour de lui se taisaient, sous le charme de la belle légende qu'ils venaient d'entendre. Quand soudain, une petite voix s'éleva :
"Mais pourquoi le prince-oiseau n'a-t-il pas libéré la princesse, et ne l'a-t-il pas emmenée dans son royaume ? Ils y auraient vécu heureux, ensemble, et personne ne serait mort."
C'était une petite fille, assise sur le sol, au premier rang, qui venait de parler. Ces grands yeux noirs étincelaient dans la pénombre.
"Peut-être qu'elle était trop lourde pour que l'oiseau la transporte jusqu'aux Royaumes de l'Ouest !" s'écria en riant un gros homme rougeaud, au visage luisant. Aussitôt, les personnes qui se trouvaient à côté de lui donnèrent des coups de coudes et lui ordonnèrent, mécontents, de laisser le barde répondre. Le gros homme se ramassa sur lui-même, penaud.
Le barde avait sourit en entendant la question de la petite fille. Un beau sourire doux et bienveillant... Il dit :
"Tu as raison, petite, il aurait pu l'emmener avec lui. Mais qui sait si, lorsque le père d'Asmara l'aurait appris, il n'aurait pas déclaré la guerre aux Royaumes de l'Ouest ; beaucoup d'autres qu'eux deux auraient souffert et péri. Et puis, rajouta le barde avec malice, si Asmara et Alféas avaient pu vivre heureux, jamais l'Ar'Nok n'aurait eu de fleuve aussi beau ni aussi riche que l'Asmara, et peut-être qu'Irianassar n'aurait pas été un roi aussi grand et aussi valeureux..."
Extrait du Livre du Chapeau Rouge, ouvrage collectif.
La Légende de Tilyini
ne vieille légende oneirienne raconte qu'il y a très longtemps, Tilyini, la petite déesse aux pieds légers et aux cheveux parfumés, quitta la forêt de Mirë-Mean.
Elle suivit l'épine dorsale de la Montagne d'Airain et atteignit bientôt une contrée sauvage et broussailleuse, à la végétation ligneuse et indisciplinée, que l'on allait appeler "Ar'Nok" bien des siècles plus tard. L'endroit plût néanmoins à Tilyini, qui décida d'y rester quelques temps.
Afin d'égayer sa nouvelle demeure, la petite déesse couvrit les collines d'herbe douce et fraîche ; fit pousser de grandes forêts d'arbres aux feuilles bruissantes, avec lesquels elle venait chanter quelques fois, assise dans leur branches. De son pas dansant, elle sema fleurs et oiseaux. Elle fit jaillir des sources aux eaux claires et sonores, et frémir toutes les graines enfouies au coeur de la terre.
L'Ar'Nok devint donc, pendant un temps, une contrée riche et luxuriante.
Un jour, alors qu'elle se promenait dans ses forêts, Tilyini, découvrit un beau jeune homme, endormi dans un berceau de mousse. C'était Imaos, le fils d'un des premiers rois d'Oneira. Il avait dû perdre ses compagnons lors d'une partie de chasse. Il avait erré pendant des heures, puis, épuisé, il s'était étendu sur la mousse et s'était assoupi. Tilyini le contempla longtemps, charmée. Et lorsqu'il s'éveilla, elle s'enfuit au devant de lui. Brisant une branchette par ci, faisant par là éclore une brassée de fleurs aux couleurs éclatantes, elle attira l'attention du prince et de cette manière, le guida subtilement à travers la forêt ; elle parvint ainsi à le ramener sans encombres jusqu'au château de son père.
Dès lors, Tilyini n'eut de cesse d'épier le prince Imaos lors de ses promenades et ses parties de chasse. Elle le suivait, amoureuse et timide, abaissait les branches des arbres sur son passage, pour le protéger du soleil au zénith, écartait les ronces pour qu'il puisse cueillir les plus belles baies, épandait dans l'air les parfums les plus doux...
Un jour pourtant, le prince alla se promener, non pas seul, ou en compagnie de ses camarades, mais avec une belle jeune femme aux cheveux d'or et aux lèvres d'aube. Tilyini les observa. Elle vit le prince parler avec douceur à la jeune femme, qui souriait, les joues rosies par la pudeur. Et lorsqu'il l'embrassa, le coeur de Tilyini se brisa.
Elle s'enfuit, éperdue, en larmes.
Elle alla se retirer dans les montagnes. Elle se blottit dans une petite grotte, où elle se laissa lentement consumer par la tristesse et la mélancolie ; tandis qu'alentour, la terre se desséchait peu à peu ; à travers tout l'Ar'Nok, les arbres perdaient leurs feuilles, les troncs se racornissaient, les fleurs se flétrissaient en masse.
Progressivement, une gangue de cristaux verts se forma autour du petit corps de Tilyini. Et lorsque finalement, la petite déesse s'éteignit, une source jaillit de la grotte. Cette source donna naissance à un grand cours d'eau : le Soiveniatta, fleuve tumultueux né du chagrin de la petite déesse, qui alla s'écouler près du château d'Imaos, creusant dans la terre l'éternelle empreinte de ses amours malheureuses.
Manuscrit anonyme des archives d'Astrakha.
Chanson des Courtisanes
Je suis celle qui penche, qui plie, qui ploie,
Celle qui danse et qui ondoie ;
Je suis, pour toi mon maître,
Princesse-lionne, tigre-danseuse,
Harnachée de moire et d'or,
Ruisselante de pierreries,
Et toute cascadée de perles.
Je suis la femme-fauve,
Qui d'un seul coup de reins
Envoie valser ton coeur.
Je suis ton bel amour,
O roi ! Ton bel amour.
Je suis la houle. Je suis l'onde.
Je suis la mer qui tire à elle
Des hommes que leurs femmes
Ne reverront jamais ;
La mer qui les prend dans ses eaux
Et les entraîne, vague par vague,
Vers des contrées sans retour...
Je suis maîtresse des plus doux
Et des plus profonds abîmes.
Laisse-moi t'emporter loin du rivage...
Je suis ton grand amour,
O roi ! Ton grand amour.
Regarde ! Mes bras sont blancs;
Mon ventre est creusé de perles.
J'ai la cuisse amie et gorgée de nacre.
Je sécrète des miels incroyables,
Et des nectars dont tu n'as pas idée, � roi.
Ma peau est plus brûlante,
Mes baisers plus grisants,
Que toutes les liqueurs
Que l'on sert à ta table.
Je suis ton seul amour,
O roi ! Ton seul amour.
Viens dans mes bras, mon roi,
Et tu oublieras tout.
Car je ferai de toi
Un enfant tendre et docile,
Seulement préoccupé
De mon chant, de ma danse.
Mes caresses et mes lèvres
Seront alors pour toi
Suprême récompense
Et douce punition.
Je suis ton cher amour,
O roi ! Ton cher amour.
Car ne vois-tu donc pas
Que je tiens dans ma paume
Ton coeur et ton esprit.
Mets ta main sur ma cuisse,
Et donne-moi ton sceptre.
Désormais plus reine
Que ta femme elle-même,
Première conseillère,
Je gouverne dans ton lit
Ton peuple et tes armées.
Je suis ton pire amour,
O roi ! Ton pire amour.
Chanson des Courtisanes, chantée dans les Harems d'Astralkha.