Textes et légendes du royaume nain de Tulkhar
La Légende du Fer-de-Sang
e ne m'attends pas à ce qu'un humain comprenne la beauté du fer-de-sang. Bien sûr, il est rare. �videmment, il faut pour l'obtenir s'échiner à extraire, à filtrer, à raffiner, encore et encore, sans discontinuer, des tonnes et des tonnes de roches. Sans doute, il faut être fou pour s'user, des jours entiers, à obtenir un métal moins résistant que l'acier et aussi inutile à l'enchantement que le sylaretis. Un métal dont la seule propriété remarquable est sa beauté.
Mais Karun-le-Grand a chanté sa couleur dans la langue ancestrale des nains, et il raconte que le fer-de-sang est le souvenir du sang et de la sueur que les laissés par les Bâtisseurs dans le coeur d'Oneira. Un héritage pour le peuple nain, et pour quiconque sait le voir.
La légende du fer-de-sang est ancienne, et chaque apprenti forgeron, avant d'ouvrir sa propre forge, se doit de fabriquer son Obole-des-Bâtisseurs, si petite soit-elle. Dans les temps reculés, Kaborik Bras-de-Fer était le plus réputé de tous les forgerons de Tulkhar. Or, il advint qu'il tomba amoureux de Finala Ecu-d'Argent, fille du grand Mardrön, qui fut roi à une époque si reculée que la mémoire des nains ne sait plus la situer. Or, Mardrön ne souhaitait pas qu'un forgeron, aussi doué fût-il, épouse sa fille, et il le fit savoir. Le coeur plein d'amertume, Kaborik invoqua la Loi du Marteau. Qui invoque la Loi du Marteau, en ces temps d'autrefois comme en ceux d'aujourd'hui, doit accomplir un ouvrage fabuleux sans aucune aide extérieure, lors que les meilleurs artisans du roi en font autant pour ce dernier.
Kaborik était le plus grand forgeron, et du métal le plus laid, il pouvait façonner une étincelante armure ou une arme légendaire. Mardrön, qui savait cela et à qui incombait le choix du matériau pour le grand ouvrage, fit chercher dans les profondeurs de son royaume une terre si pauvre en métal, que Kaborik lui-même ne pourrait en tirer une bague. Ainsi découvrit-on cette piètre matière, que l'on baptisa terre-sans-fer, comme une moquerie et une insulte envers le nom de Kaborik Bras-de-Fer.
Ainsi, le défi fut lancé. Mardrön Ecu-d'Argent fit mander les meilleurs sculpteurs parmi ses sujets. Ils découvrirent un moyen de concréter suffisamment la terre-sans-fer pour la tailler, et de ce matériau sans noblesse, Mardrön fit ériger une statue incroyable à l'image de sa fille, debout et majestueuse, une main portée en avant, comme une seconde insulte à Kaborik, qui n'aurait rien à présenter, et à qui la main serait refusée.
Or Kaborik s'enferma dans sa forge, travailla la terre-sans-fer encore et encore, en consomma des dizaines d'erkal alors que sa forge brûlait nuit et jour. A l'année échue, lorsqu'arriva le jour de présenter les oeuvres, le roi exhiba sa statue au peuple nain. Si merveilleux était l'ouvrage qu'on écarquilla les yeux de toute part et que mille coeurs s'éprirent de la beauté de Finala. Tous s'étonnèrent qu'un si splendide objet pût émerger d'une terre si pauvre, et la main de Finala semblait un défi lancé à tous.
La mine grave et triste, Kaborik Bras-de-Fer avança devant son aimée de terre et de pierre, et s'inclina devant elle. Haut et fort, il clama n'avoir jamais contemplé si grandes beautés que l'ouvrage et son modèle. Mais, lors que le silence régnait sous la terre, de la besace qu'il portait à l'épaule il tira un objet minuscule, un disque brillant et lisse d'une parfaite teinte rouge, sans ornement aucun, d'un métal si pur que le coeur de tout le peuple nain se serra en le voyant, et retint son souffle quand Kaborik déposa l'Obole dans la main tendue de la statue. Combien fut changée la statue tout entière ! La main qui devait insulter se tendait désormais comme une promesse de réconciliation, et maints se trouvèrent à jurer que les yeux de terre se mirent à briller, que les lèvres figées se prirent à sourire, que la poitrine inerte se gonfla d'air et de joie.
Bien sûr, on interrogea Kaborik : d'où provenait un tel métal, inconnu des nains ? Et Kaborik répondit : "dans la terre-sans-fer, je l'ai découvert". On objecta qu'il avait triché, que rien de bon ni de beau ne pouvait sortir d'une terre si misérable et si pauvre, mais Kaborik fit taire les sceptiques, et en plantant son regard dans celui de Mardrön qui gardait le silence, il déclara : "même la terre-sans-fer recèle le sang et la sueur des Bâtisseurs". Gravement, et sans colère, le roi acquiesça et reconnut sa défaite. Il n'y eut point besoin de vote, et seulement on célébra l'union de Kaborik et de Finala. Cela ne fait pas partie de l'histoire, mais certainement serez-vous heureux d'apprendre que Mardrön et Kaborik devinrent de grands amis, aimant se mettre au défi, et prêtant toujours l'oreille aux conseils de l'un et de l'autre, si bien qu'au dernier chapitre de sa vie, le roi désigna son gendre comme successeur pour sa couronne.
Le fer-de-sang est une leçon que chaque nain apprend un jour : au coeur des choses les moins nobles, des âmes les plus tristes, se cache toujours une beauté non révélée. Certes, on ne forge guère que des Oboles semblables à celle de Kaborik dans le fer-de-sang, car sa qualité ne réside pas dans ses propriétés mais dans sa seule pureté, mais tous les nains savent pourtant, au fond de leur coeur, que même si d'autres métaux sont plus précieux, plus utiles ou plus solides, aucun n'aura jamais autant de valeur ni autant de beauté que le fer-de-sang issu de la terre-sans-fer.
Histoire traditionnelle Naine par Ghim Chant-de-Pierre.